56
— Et qui est-il ?
— Sa fille avait raison. Je l’ai affronté et vaincu il y a bien longtemps.
— Meren-Seth ?
— Non ! Nekoufer !
Éberluée, Thanys le contempla comme s’il avait perdu la raison.
— Mais Nekoufer est mort ! rétorqua-t-elle.
— En sommes-nous si sûrs ? Tash’Kor a bien dit que Kherou, le père de cette Tayna, avait le bras gauche paralysé.
— C’est exact.
— Quel âge avait-il ?
— Une soixantaine d’années.
— L’âge qu’aurait aujourd’hui Nekoufer ! s’exclama Djoser.
Il resta un moment silencieux, se remémorant la scène finale du combat qui l’avait opposé à cet oncle maudit.
— Ma lance l’a frappé à l’épaule gauche. Je l’ai vu basculer dans les eaux du fleuve, puis le courant l’a emporté dans un bouquet de papyrus. J’allais donner ordre à mes guerriers d’aller le chercher lorsque des crocodiles ont surgi. Ils ont pénétré dans les papyrus, puis sont ressortis en emportant un corps. Nous avons tous cru qu’il s’agissait de celui de Nekoufer. Mais admettons qu’il y ait déjà eu là un autre cadavre. C’est ce cadavre que les crocodiles ont dévoré, épargnant ainsi Nekoufer, qui a eu la force de se traîner hors de portée.
— Il était horriblement touché, contesta Thanys. Ta lance l’avait traversé de part en part.
— C’est pourquoi son bras gauche est paralysé.
— Mais qui peut survivre à une telle blessure ?
— La haine qu’il éprouvait pour moi a pu le maintenir en vie jusqu’à ce qu’il soit secouru par ses fidèles. Te souviens-tu ? Plusieurs d’entre eux ont disparu peu après cette ultime bataille. Dis-moi ce qu’est devenu Khedran, ce capitaine qui m’avait fouetté pour avoir défié l’Horus Sanakht ?
— Je l’ignore. Personne n’a plus jamais entendu parler de lui. Nous avons pensé qu’il avait fui l’Égypte parce qu’il redoutait ta colère à son égard.
— Mais s’il avait fui pour une autre raison ?
— C’est insensé !
— Non ! Je ne crois pas aux fantômes, ma sœur bien-aimée. Or, Imhotep affirme que Meren-Seth est bien mort. Imaginons que Nekoufer ait survécu à sa blessure. Ses partisans reviennent sur les lieux après le départ de l’armée. Ils entendent des gémissements et le découvrent dans le fourré de papyrus, terriblement mal en point, mais encore vivant. Ils l’emportent et le soignent, puis décident de quitter Kemit et de se réfugier… à Ugarit, où Tash’Kor le rencontrera, bien des années plus tard.
— C’est effrayant, s’exclama Thanys, mais je crois que tu as raison. Cela expliquerait que sa fille ait affirmé que son père était le véritable héritier des Deux Couronnes.
— Cela expliquerait aussi la présence de son fils Neferkherê à la tête des hordes qui voulaient détruire Per Bastet. Cette fois-là déjà, Nekoufer a tenté de m’éliminer.
— Et l’homme mystérieux qui a encouragé le Sumérien Enkhalil…
— C’était l’un de ses hommes. Peut-être même Khedran !
Thanys resta un moment silencieuse, puis déclara :
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas : pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant de se venger ?
— Il ne possédait pas les moyens de le faire. En quittant Kemit, il avait tout perdu. Ses partisans et lui ont dû vivre dans la pauvreté pendant des années avant de reconstituer un semblant de fortune grâce au négoce. Nekoufer est patient et tenace. Il a dû longtemps ruminer sa revanche. Son symbole, le crocodile, et même son nom d’emprunt, Kherou – la Voix –, sont les reflets de sa volonté de me détruire. Mais il était trop faible pour agir. C’est sa rencontre avec Tadounkha qui lui a fourni les moyens de concrétiser sa vengeance. Je ne sais comment, il s’est lié d’amitié avec lui, s’est imposé auprès de ses capitaines, puis l’a remplacé lorsqu’il est mort. Et il a eu l’idée de s’emparer des mines de cuivre pour forger des armes en suffisance. Son but est bien d’envahir les Deux-Terres.
— Après tant d’années, c’est incroyable.
— Son premier objectif est de se venger de moi. Il ne peut imposer son règne que par la force, car il sait qu’il ne sera pas accepté par les Égyptiens. Ils conservent un trop mauvais souvenir de la courte période de son règne. Il doit donc me tuer, et tuer ensuite notre fils Akhty. Ma lignée éteinte, il pourra alors s’appuyer sur son armée pour s’emparer du trône d’Horus. Et il sera soutenu par une partie de la noblesse, celle d’Ankher-Nefer et de ses acolytes.
— Voilà pourquoi ils désiraient créer leurs propres milices, ajouta Thanys. Ils comptaient se ranger aux côtés de Nekoufer lorsqu’il envahirait le Delta. Mais cela n’explique pas les massacres d’enfants.
— Nekoufer connaissait vraisemblablement l’histoire de Meren-Seth. Il a voulu nous orienter ainsi sur une fausse piste, et nous faire croire au retour de son fantôme.
— Et il a fait tuer des enfants pour cela ! Quel personnage immonde !
— Il paiera ses crimes. Je le tuerai de mes propres mains. Dans deux jours, nous serons face à lui.
Lorsque l’armée se remit en route le soir venu, Djoser était plus décidé que jamais. Cette fois, toute angoisse l’avait déserté. Il avait démasqué son ennemi.
Les éclaireurs envoyés sur les hauteurs dominant l’oasis de Tahuna assurèrent que l’armée ennemie comptait près de dix mille hommes, soit presque autant que les forces égyptiennes. Une attaque directe par la vallée signifierait de lourdes pertes humaines. En revanche, un défilé étroit situé au pied du mont Tahuna débouchait au cœur même de la palmeraie. Une poignée de guerriers solidement armés suffirait à le tenir. Djoser réfléchit quelques instants. Très vite, un plan s’ébaucha dans son esprit. Ce passage resserré pouvait permettre de créer une diversion en faisant croire qu’une attaque de grande envergure était lancée par là. Si l’on parvenait à attirer les Hittites autour de ce passage, il serait possible d’investir le reste de la palmeraie et de les prendre à revers.
Le plan fonctionna à merveille. Dans le plus grand silence, Thanys profita de la nuit pour placer un millier d’archers de part et d’autre du défilé, À peine le soleil s’était-il levé qu’un groupe d’une centaine de guerriers investit l’oasis en décochant flèche sur flèche. Stupéfaits, les Hittites ne réagirent pas immédiatement. Puis, devant le faible nombre des assaillants, ils poussèrent des cris de victoire anticipée et se lancèrent à leurs trousses, escomptant n’en faire qu’une bouchée. Les Égyptiens rompirent aussitôt le combat et regagnèrent l’abri de l’étranglement.
À la hauteur du défilé, une pluie de flèches s’abattit soudain sur les poursuivants. De nombreux Asiates s’écroulèrent, le corps transpercé. Les cris de victoire firent place à des hurlements de rage. Contraints de reculer, les Hittites constatèrent que leurs agresseurs tenaient une position imprenable. Mais il en fallait plus pour les arrêter. Au milieu des palmiers, un personnage corpulent hurlait des ordres afin de galvaniser ses troupes. Djoser, qui observait les combats depuis le sommet d’une colline proche, ne put retenir un cri de triomphe.
— Khedran ! Je ne m’étais pas trompé.
En revanche, il ne décela aucune trace d’Ankher-Nefer et de ses compagnons. Il faillit lancer l’assaut immédiatement. Mais les troupes ennemies étaient encore trop éparpillées. Il fallait attendre qu’elles se concentrassent sur le défilé. Au loin, Thanys lui adressa un signe signifiant que ses archers tenaient bon. En effet, abrités derrière des anfractuosités situées en surplomb, ils occupaient une position très sûre. La seule manière de les déloger eût consisté à contourner le Tahuna pour les attaquer par derrière. Mais la rage des capitaines hittites les rendit aveugles. Leurs guerriers tombaient les uns après les autres sans parvenir à déborder les défenses égyptiennes. Peu à peu, les Asiates et les Édomites se regroupèrent à l’entrée de la vallée étroite, essayant de prendre d’assaut les plates-formes rocheuses qui protégeaient les archers. Leurs pertes commençaient à s’alourdir lorsqu’une immense clameur réveilla les échos de l’oasis. Par l’ouest de la vallée surgirent alors des milliers de guerriers armés jusqu’aux dents, qui hurlaient le nom royal de Djoser.
— Neteri-Khet ! Neteri-Khet !
Un instant pétrifiés, les Asiates réagirent et abandonnèrent les archers pour se lancer contre ce nouvel envahisseur, que les sentinelles, neutralisées pendant la nuit, n’avaient pas pu repérer.
Une terrible bataille s’ensuivit, chargée de haine et de violence. De part et d’autre, les bras frappaient, des ventres s’ouvraient, des crânes éclataient sous les impacts des casse-tête. Furieux de s’être laissé surprendre, les Hittites combattaient avec l’énergie du désespoir. La fougue égyptienne les bouscula sans ménagement, débordant les défenses, repoussant l’ennemi jusqu’au lac, dont les eaux ne tardèrent pas à se teinter de rouge.
Djoser, suivi par ses guerriers les plus fidèles, et épaulé par son fils, culbutait les groupes asiates qui tentaient de s’opposer à lui. Des yeux, il cherchait son véritable ennemi, cet oncle qui l’avait autrefois combattu. Khedran, capturé peu après l’invasion de la palmeraie, avait confirmé qu’il avait vu juste. Mais Nekoufer n’osait se battre à visage découvert. Sans doute avait-il déjà compris que tout était perdu.
Inexorablement, la victoire se dessina en faveur des Égyptiens. L’une après l’autre, les poches de résistance, acculées contre les montagnes, rendirent les armes. Quelques mouvements de panique se dessinèrent dans les rangs ennemis. Certains rompirent le combat et tentèrent de s’échapper par les vallées ouvertes au sud, d’autres capitulèrent.
Soudain, on repéra un petit groupe d’hommes qui s’enfuyait par l’est. Parmi eux, un vétéran de la garde avait reconnu la silhouette de Nekoufer. Poussant un cri de victoire, Djoser voulut se ruer à sa poursuite. Mais les dernières phalanges hittites lui opposèrent un barrage féroce. Il fallut toute la hargne des soldats d’élite de l’Horus pour en venir à bout. Enfin, constatant que leur roi avait déserté les lieux, les Asiates finirent par déposer les armes.
La tactique du roi avait payé. À la fin de la journée, la victoire était totale. À peine plus d’un millier de Hittites avait réussi à s’enfuir. Près du quart avait péri. Les survivants étaient entravés, prêts à rejoindre les mines d’or de Nubie.
Djoser se fit amener Khedran. Les gardes jetèrent le prisonnier aux pieds du souverain qui lui dit :
— Parle ! Sais-tu où s’est enfui Nekoufer ?
L’autre le regarda, puis lui adressa un sourire tordu, en signe de défi. Djoser marcha sur lui et le gifla à toute volée.
— Ton maître n’est qu’un lâche ! tonna Djoser. Il ose se prétendre seul héritier des Deux Couronnes, mais il n’a même pas le courage de m’affronter seul à seul, comme autrefois.
— C’est qu’il n’a plus la même force, répliqua Khedran. Tu as pris son bras gauche.
— On ne renonce pas à l’honneur d’affronter son ennemi face à face, cingla Djoser. Où est-il parti se terrer, comme le rat qu’il est ? Ne comprends-tu pas qu’il t’a abandonné ?
Khedran baissa la tête.
— En vérité, j’ignore ce qu’il a en tête, dit-il enfin. Sans doute va-t-il essayer de se réfugier dans le désert édomite.
Quelques instants plus tard, après avoir confié la suite des opérations à Thanys et Imhotep, Djoser, Khersethi et une centaine de guerriers se lançaient à la poursuite de Nekoufer.
— À son âge, il ne pourra aller bien loin, souffla Khersethi.
Pourtant, la traque ne se révéla pas très aisée. La moindre anfractuosité, la plus petite dépression pouvait abriter des guerriers décidés à se sacrifier pour leur maître, et ils durent avancer avec précaution. Mais peut-être l’influence de Nekoufer sur ses hommes avait-elle fortement diminué, en raison de ses deux défaites successives. Ils ne rencontrèrent aucun obstacle.
Parfaitement entraînés, les guerriers de Djoser ne lâchaient pas leurs proies. Ils guettaient le moindre indice, trace de sang sur le sable, bout d’étoffe permettant de déceler le passage de l’ennemi.
La chasse se poursuivit ainsi pendant deux jours. Vers l’est se dressaient des montagnes de plus en plus élevées. La piste devenait de plus en plus difficilement praticable. Mais toujours les soldats découvraient des marques. Bientôt, Djoser comprit que Nekoufer l’entraînait vers une montagne haute, au relief tourmenté.
Enfin, au matin du troisième jour, il l’aperçut, gravissant les flancs de la montagne en compagnie d’une vingtaine de fidèles, apparemment des Égyptiens. Sans doute avait-il espéré déjouer la ténacité de Djoser, car il avait considérablement ralenti l’allure. La fatigue devait y contribuer également. Galvanisé, l’Horus força l’allure, entraînant derrière lui ses guerriers exténués. Khersethi lui-même, malgré son endurance, avait peine à soutenir le pas du souverain. Ils empruntèrent ainsi le lit d’un torrent à sec, où ne subsistaient que quelques flaques d’eau bordées d’une végétation timide. Elles furent cependant suffisantes pour désaltérer les guerriers. Et toujours leurs proies les entraînaient plus haut, escaladant parfois de véritables murailles rocheuses. Autour d’eux se dessinait peu à peu un panorama d’une beauté à couper le souffle. Vers le sud apparut une immense étendue d’un bleu profond. Djoser finit par comprendre qu’il s’agissait là de la grande mer qui menait, au-delà de l’horizon, jusqu’au mystérieux pays de Pount.
Il ne s’expliquait pas pourquoi Nekoufer l’entraînait ainsi vers le sommet de cette montagne grandiose. Bientôt, le sentier quitta le lit du torrent à sec et monta en serpentant sur le flanc du massif. Peu à peu, le relief alentour semblait s’écraser sous un ciel d’un azur limpide. À cette altitude, la température devenait supportable, mais l’air se raréfiait, hachant la respiration des soldats. Un vent frais desséchait la sueur qui ruisselait sur la peau des poursuivants.
Enfin, ils atteignirent le sommet de la montagne. Djoser, essoufflé, voulut se redresser pour repérer Nekoufer. Khersethi, qui avait aussitôt vu le danger, n’eut que le temps de se jeter sur lui pour lui éviter d’être transpercé par les flèches des archers que l’usurpateur avait placés devant lui, en une ultime défense. Les deux hommes roulèrent à l’abri d’un énorme rocher. L’instant d’après, les guerriers égyptiens ripostaient, abattant les tireurs l’un après l’autre. Lorsque Nekoufer se retrouva seul, Djoser s’avança et dégaina son glaive. L’autre l’accueillit avec un ricanement amer.
— Ainsi, tu triomphes une fois de plus, mon neveu, grinça-t-il d’une voix essoufflée.
— Depuis toutes ces années, tu n’as rêvé que de te venger.
— Il ne s’est pas écoulé un jour sans que je pense à la manière dont je pourrais l’éliminer et reconquérir ce trône que tu m’avais volé. Parce que les crocodiles m’ont épargné il y a vingt ans, j’ai fait d’eux mon emblème, le symbole de ma colère. Je m’étais juré de te nuire, par tous les moyens.
Il soupira.
— Mais j’avais tout perdu, y compris mes fidèles compagnons, dont tu viens de tuer les derniers.
— Tu t’es lié d’amitié avec le roi des Hittites. Tu as pactisé avec ces hyènes…
— Tadounkha m’apportait enfin le moyen de concrétiser ma vengeance. Je me suis assuré son alliance. Il m’a fallu pour cela trahir les gens d’Ugarit, qui m’avaient offert l’hospitalité, mais cela n’avait aucune importance. J’ai donné à Tadounkha le moyen de s’emparer de différentes cités sur lesquelles je lui fournissais des renseignements précieux. Je les connaissais bien, pour m’y être rendu souvent pour le négoce.
— Tu n’es qu’un scélérat ! Tu as trompé la confiance de ceux dont tu te prétendais l’ami.
— Mon but justifiait mes actes ! cingla Nekoufer avec orgueil. Je devais tout faire pour te renverser. Jusqu’à te faire croire au retour de cet imbécile de Meren-Seth. Lui aussi se croyait destiné à gouverner les Deux-Terres. Mais il a échoué lamentablement. Je l’ai rencontré après sa fuite. Il ignorait qui j’étais, mais je savais tout de lui. Il m’a fait part de son échec, de sa volonté de vengeance. J’ai compris quel parti je pouvais tirer de ce crétin. Il n’a pas survécu longtemps. Il était déjà atteint par la Mort Noire.
Il poursuivit son histoire, d’une voix chargée de défi, presque triomphante. Il corrobora ainsi les suppositions de Djoser. C’était bien Khedran qui avait poussé Enkhalil à tuer Thanys.
— Mais ce crétin a manqué sa cible, et il a abattu une gamine. Ta propre fille ! ricana Nekoufer.
Djoser dut faire un violent effort sur lui-même pour ne pas bondir à la gorge de l’ignoble personnage. Il avait compris que, se sachant perdu, l’autre mettait un point d’honneur à le défier et l’insulter. Il ne devait pas entrer dans son jeu, soupçonnant une ultime traîtrise. Il gardait en mémoire la poignée de sable qui l’avait aveuglé lors de leur dernier combat.
— Continue, gronda-t-il d’une voix neutre.
— Pendant la sécheresse, j’ai envoyé mon fils Neferkherê dans le Delta. Je savais par mes espions que tu étais à Per Bastet, et gravement malade. T’éliminer était facile. Mais il a été vaincu, et l’épidémie l’a emporté, grinça le vieil usurpateur.
— Ensuite, tu t’es assuré des complices parmi les nobles du Delta.
— Des imbéciles. Ils ont échoué, eux aussi.
— Que sont devenus Ankher-Nefer et ses compagnons ?
— Après leur fiasco, ils m’ont rejoint à Ugarit.
Il eut une moue de mépris.
— Ils comptaient sur mon indulgence. Je les ai fait mettre à mort.
— Tu es immonde.
Pour toute réponse, Nekoufer éclata d’un rire cassé et cynique.
— Je déteste les incapables. Plus tard, par l’intermédiaire de ce crétin de Chypriote, j’ai placé près de toi ma fille, Tayna, pour t’espionner. Elle devait m’amener ton fils Seschi et la bâtarde de ta garce d’épouse. Mais elle a disparu. Deux mois plus tard, alors que je la croyais perdue, elle m’a fait savoir qu’elle se trouvait en Anatolie et qu’elle comptait me livrer ton fils et ta fille. J’espérais bien t’envoyer leurs têtes. Mais ton fils l’a démasquée, et elle a préféré se suicider plutôt que de tomber entre leurs mains.
Djoser sentit une onde glaciale lui parcourir l’échine. Il n’y avait dans la voix de son oncle aucune nuance de chagrin ou de regret. La mort de sa fille semblait le laisser indifférent. Pire encore, il ne lui pardonnait pas son échec.
— Je n’ai été entouré que par des imbéciles ! grommela-t-il. J’ai incité Tadounkha à s’emparer des comptoirs égyptiens du Levant. C’est sur mon instigation qu’il a attaqué Byblos. Ce sinistre crétin a trouvé le moyen de se faire tuer. Je n’ai guère eu de mal à convaincre ses capitaines que j’étais le seul capable de le remplacer.
— Et tu les as guidés jusqu’ici pour t’approprier les mines de cuivre de Kemit et fabriquer des armes.
— J’ai même conclu une alliance avec les Édomites, en leur faisant miroiter les richesses du Double-Royaume. Ils m’ont suivi sans difficulté. Ils n’ont toujours pas digéré leur défaite. Mais ta maudite armée m’a attaqué par surprise, alors que je n’étais pas encore prêt, grogna-t-il enfin. Et nous voici de nouveau face à face.
— Pourquoi m’avoir entraîné jusqu’ici ? demanda Djoser.
Nekoufer se redressa et lui montra le paysage grandiose.
— Ne peut-on rêver d’un plus bel endroit pour mourir ? Lorsque je me suis enfui de la palmeraie, je savais que tu finirais par me rattraper. Car les dieux te protègent, mon neveu. C’est pourquoi tu m’as vaincu. Mes fidèles guerriers n’ont même pas pu t’arrêter.
— Tu aurais pu éviter leur mort en te rendant, répliqua le roi.
— Non ! Je devais tout faire pour te tuer.
Il soupira, baissa la tête, puis répéta, plus bas :
— Tout !
Soudain, il se redressa, dégaina un poignard acéré qu’il dissimulait sous ses vêtements et le jeta vivement en direction de Djoser.
— Nooon ! hurla Khersethi.
Mais le roi avait prévu une dernière perfidie. Il se jeta sur le côté pour éviter l’arme, qui alla se planter dans l’épaule d’un soldat. Djoser s’empara alors d’une lance et marcha sur Nekoufer.
— Prends garde, Seigneur ! hurla un capitaine.
Mais Djoser n’écoutait plus. Pour la première fois, une lueur qui ressemblait à de l’angoisse brilla dans le regard de Nekoufer. Il recula jusqu’à l’extrême limite de la plate-forme constituant le sommet de la montagne. Une fois sur lui, Djoser assura sa prise sur la lance, puis d’un coup violent, l’enfonça dans le cœur de son ennemi.
— Que le sang d’Inkha-Es retombe sur toi ! hurla-t-il.
Les yeux de Nekoufer se voilèrent, il tenta vainement de reprendre une respiration qui le fuyait. Djoser arracha le javelot d’un coup sec. Le regard empli d’une dernière flamme de haine, Nekoufer tituba jusqu’au rebord, tandis qu’un flot de sang jaillissait de sa bouche. Il s’écroula sur le sol, la poitrine agitée de soubresauts. Faisant appel à ses ultimes forces, il se traîna jusqu’au bord du précipice et bascula dans le vide. Un terrible hurlement d’agonie et d’angoisse réveilla les échos des montagnes grandioses, tandis que son corps tournoyait un bref moment dans les airs avant de s’écraser quelques centaines de coudées en contrebas.
Khersethi s’approcha, incrédule. Le monstre n’allait-il pas se relever une dernière fois ? Mais le cadavre disloqué resta parfaitement immobile.
— Cette fois, il est bien mort ! soupira Djoser.
Il prit une profonde inspiration et contempla longuement le paysage extraordinaire. Il lui semblait ressentir la présence d’entités invisibles, qui l’avaient soutenu dans son combat.
— Il avait raison, ajouta-t-il enfin. C’est un endroit magnifique pour mourir.
Puis il revint vers le guerrier blessé, que l’on avait commencé à soigner.
— Mais ce n’est pas une raison pour l’imiter, compagnon.
— Ce n’est qu’une blessure superficielle, Seigneur ! répondit le soldat avec un sourire qui ressemblait à une grimace. Avec ta permission, je préférerais mourir très vieux, entouré de ma nombreuse descendance.
— Ainsi feras-tu ! En ce jour, nous avons anéanti notre dernier ennemi, et la paix va désormais régner sur Kemit pour une très longue période.